AFRIQUE - 6 janvier 2005- par CHARLOTTE CANS
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Par crainte de passer à côté d'une
révolution technologique, plusieurs
pays du continent se montrent favorables à l'utilisation des organismes
génétiquement modifiés. Quitte à faire machine arrière, si nécessaire.
L'Afrique reste, avec l'Europe, la dernière région du monde à échapper
à la progression rapide des organismes génétiquement modifiés (OGM).
Mais pour combien de temps ? Si seule l'Afrique du Sud commercialise
des cultures transgéniques (0,4 million d'hectares, soit 1 % de la
surface de cultures OGM dans le monde), des essais ont lieu dans
d'autres pays du continent. Le Kenya, le Zimbabwe, le Nigeria, le
Burkina, l'Égypte et le Sénégal pratiquent des tests en laboratoire ou
en plein champ et sont en voie de se doter des outils juridiques
nécessaires pour introduire, expérimenter et, si les études d'impact
sont positives, disséminer les variétés transgéniques sur leurs
territoires. Le Mali et le Cameroun pourraient en faire autant.
Lors de la conférence sur les biotechnologies organisée conjointement
par les gouvernements américain et burkinabè à Ouagadougou en juin, les
chefs d'État malien, ghanéen, nigérien et burkinabè se sont déclarés
favorables à l'utilisation des OGM, par crainte de passer à côté d'une
révolution technologique. « Nous avons intérêt à prendre le train en
marche, insiste Seydou Traoré, le ministre malien de l'Agriculture.
Pour l'instant, nous sommes sur le quai et nous discutons du train !
Montons dedans et, si ça ne nous convient pas, descendons à la
prochaine gare ! »
Le Burkina voisin a déjà embarqué. Des tests sur les cotonniers
transgéniques ont lieu depuis juin 2003. « Les premiers résultats sont
en cours d'exploitation », confie Laya Sawadogo, le ministre des
Enseignements secondaire, supérieur et de la Recherche scientifique. «
Déjà, des rendements accrus ont pu être observés ; le contrôle des
insectes ravageurs a été efficace avec certaines espèces, moins avec
d'autres. Quoi qu'il en soit, il faudra encore, au minimum, deux ou
trois saisons cotonnières avant que le coton génétiquement modifié soit
éventuellement commercialisé. »
Les essais burkinabè sont effectués avec le numéro un mondial de
l'agrochimie, l'américain Monsanto. La firme développe une politique
offensive sur le continent et cherche à redorer son image, ternie par
les campagnes des mouvements anti-OGM en Europe. Quelques brevets et de
la technologie ont ainsi été offerts à des associations américaines qui
les ont ensuite transférés à des instituts de recherche africains. Mais
derrière ce souci « humanitaire » dont dit faire preuve la société se
cache bien sûr une réalité économique. Si le continent représente
seulement « 3 % du chiffre d'affaires mondial de l'industrie
agrochimique », il détient « un fort potentiel », selon Bjorn Neumann,
responsable de l'entreprise pour l'Afrique du Sud. De fait, 70 % de la
population active en Afrique vit de l'agriculture et constitue donc une
réserve importante de clients effectifs ou potentiels des grandes
firmes du secteur. Selon certains, la politique africaine de Monsanto
répond en outre à des objectifs politiques : compte tenu des relations
privilégiées entre l'Afrique et l'Europe, pénétrer le marché africain
serait un moyen de faire pression sur l'Europe. L'Afrique est
d'ailleurs une cible, au même titre que n'importe quelle autre région
de la planète, car l'objectif des firmes agrochimiques est de
disséminer les OGM et, si possible, à un point tel qu'il ne soit plus
possible de produire des non-OGM.
Monsanto n'a guère de difficulté à développer, à coups de millions de
dollars et de lobbying intense, sa présence sur le continent. Avec, à
la clé, des investissements importants en matériel et en formation, les
centres de recherche africains n'hésitent pas à s'investir dans les
OGM. D'autant que Monsanto bénéficie du soutien de l'agence de
coopération gouvernementale américaine, (Usaid), toute dévouée à sa
cause. Partout où la technologie a été adoptée, « les cultures
transgéniques ont permis aux agriculteurs d'accroitre leurs rendements,
de réduire leurs couts et d'employer moins de pesticides », indique
l'agence sur son site Internet. En mai, l'Usaid débloquait 2 millions
de dollars pour financer l'accès aux biotechnologies d'un centre de
recherche au Nigeria et pour aider les autorités à mettre en place une
législation sur la biosécurité. De même au Mali, l'Institut d'économie
rurale (IER), l'Usaid, Monsanto, Syngenta et Dow Agroscience ont conclu
un plan de cinq ans pour développer la culture de coton transgénique et
conduire les premiers tests.
La stratégie marketing de Monsanto passe également par un discours
ciblé. Tout d'abord, la société présente les OGM comme étant la
solution de rechange aux pesticides. Mieux vaut consommer une plante
génétiquement modifiée qu'une plante aspergée de pesticides,
soutiennent les firmes agrochimiques (sachant que les produits
phytosanitaires, comme le célèbre herbicide « Round up », le plus vendu
au monde, sont leur premier fonds de commerce). Les OGM sont également
présentés comme la solution à la faim dans le monde. Une thèse que
soutient l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et
l'agriculture (FAO) en soulignant que l'agriculture devra nourrir deux
milliards d'individus supplémentaires dans trente ans et que, compte
tenu de la fragilité croissante des ressources naturelles, « les
biotechnologies doivent compléter (mais non remplacer) les technologies
agricoles conventionnelles ». L'Afrique, où 200 millions de personnes
souffrent de malnutrition, où la productivité céréalière est trois fois
moindre qu'en Asie et deux fois moindre qu'en Amérique du Sud, et où la
désertification fait des ravages, semble être une vitrine toute
désignée.
Pourtant, le raisonnement ne convainc pas tout le monde. Au Mali, la
Coalition nationale pour la sauvegarde du patrimoine génétique, qui
regroupe une trentaine d'associations locales, indiquait récemment que
« la faim et la faible production ne sont pas des arguments
convaincants pour adopter les OGM, car nous n'avons pas faim et nous
produisons beaucoup ». « Dire que les OGM élimineront la famine en
Afrique est hypocrite, déclare pour sa part Christian Berdot, de
l'association Les Amis de la Terre. Cela n'intéresse personne de rendre
l'Afrique autonome, et la famine est avant tout un problème politique.
Les récoltes sont suffisantes pour nourrir toute la planète, le
problème c'est leur répartition. » D'autant que, comme le souligne le
Réseau des organisations paysannes et des producteurs d'Afrique de
l'Ouest (Roppa), d'autres solutions que les OGM existent pour augmenter
la production agricole. L'urgence est plutôt de renforcer les capacités
des institutions africaines de recherche, d'améliorer la capacité
d'investissement des exploitations familiales, de garantir aux
producteurs un prix rémunérateur et juste, et de lever toutes les
entraves aux échanges commerciaux internationaux.
Les OGM ne sont, en outre, qu'« un élément de réponse scientifique à
des problèmes très complexes », insiste Christian Berdot. L'exemple du
riz doré enrichi en bétacarotène (une vitamine A qui permet de lutter
contre la cécité) est significatif. Non seulement les limites de son
efficacité ont été prouvées (Greenpeace et d'autres ont démontré que,
pour combler l'apport journalier en vitamine A, un enfant devait
absorber 3,7 kg de riz doré plutôt que deux carottes, une mangue et un
bol de riz...), mais la meilleure façon de remédier durablement à la
carence en vitamine A est d'aider les populations à modifier leur
régime alimentaire. Ainsi, au Bangladesh, des résultats remarquables
ont été obtenus en incitant les populations soit à mélanger le riz à
d'autres plantes riches en bétacarotène soit à cultiver d'autres
céréales comme les haricots, naturellement riches en vitamine A. Des
solutions durables et qui ne coutent rien.
Mais si les OGM ne sont pas « une panacée », ils représentent
toutefois « une innovation qu'il convient d'évaluer avec rigueur », et
qui pourrait contribuer à lutter contre les contraintes croissantes que
sont, entre autres, l'érosion des sols et les irrégularités
d'alimentation en eau, insiste Jacques Pagès, directeur régional pour
l'Afrique de l'Ouest du Centre français de coopération internationale
en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Aujourd'hui, la
majorité des OGM n'expriment que deux caractéristiques, à savoir la
résistance à certains insectes et la tolérance aux herbicides, mais des
recherches sont en cours pour améliorer d'autres attributs comme la
résistance aux maladies et à la sécheresse, la tolérance au sel... Pour
Ibrahim Malloum, président de l'Association cotonnière africaine, «
même si beaucoup de questions se posent avec les OGM, notamment en
termes d'impacts sociaux, économiques et sanitaires, l'Afrique ne peut
pas faire l'économie de s'intéresser à cette technologie ». Une
aggravation des disparités Nord-Sud sur le plan de la connaissance, de
la productivité, des revenus et du maintien dans une situation de
dépendance des pays du Sud par les pays du Nord, détenteurs de la
technologie, est effectivement à craindre, selon le Cirad. D'ailleurs,
ce risque ne concerne pas seulement l'Afrique, à en croire Bjorn
Neumann, de Monsanto : « L'Europe a déjà raté les nouvelles
technologies de l'information et est en train de rater les
biotechnologies. Dans dix ans, les Européens devront acheter la
biotechnologie à l'Inde et à la Chine », lâche-t-il, accablé.
La dépendance des agriculteurs envers les multinationales n'est-elle
pas la plus importante ? L'obligation faite aux agriculteurs de
racheter chaque année des semences aux firmes biotechnologiques est
fréquemment dénoncée. Mais le problème est complexe. En Afrique du Sud,
par exemple, Monsanto n'interdit pas - souci « humanitaire » oblige -
aux producteurs de coton de replanter les semences d'une année sur
l'autre. Surtout, le problème du rachat des semences se posait déjà
avec les plantes hybrides, aujourd'hui largement utilisées dans la
culture du maïs, par exemple. Les OGM n'ont en cela rien de
révolutionnaire. Cependant, il est certain que l'immense majorité des
agriculteurs africains conservent d'une année sur l'autre une partie de
leurs semences, et que l'adoption massive des OGM bouleversera
l'organisation socio-économique de ces pays. L'objectif affiché de
nombreux gouvernements africains est toutefois très clair : ils veulent
savoir fabriquer eux-mêmes des OGM afin, justement, d'échapper à la
domination des firmes biotechnologiques. Et suivre ainsi l'exemple de
la Chine, qui, ayant massivement investi dans la recherche publique sur
le coton transgénique, a pu créer une soixantaine de variétés «
chinoises ».
Quelle est l'attitude de la France, longtemps partenaire privilégié,
face à cette demande de formation et de soutien en matière de
biotechnologie ? La résistance aux OGM dans l'Hexagone place le Cirad
dans une position délicate. Mais, ainsi que l'a déclaré le ministre
français délégué à la Coopération Xavier Darcos, la France doit «
contribuer au débat sur les intérêts et les risques que présentent pour
les pays producteurs les cotons génétiquement modifiés [...] en leur
apportant un soutien en matière de formation, de même qu'un appui
institutionnel, les aidant à maitriser cette innovation ». De quoi
satisfaire les attentes du Roppa, pour qui il s'agit de savoir « si la
"révolution génétique" peut mener à une "révolution agricole" pour les
paysans africains ». Ce travail primordial n'ayant pratiquement pas été
réalisé sur le continent, il est urgent d'étudier les conséquences des
OGM sur la faune et la flore (les modifications d'équilibre des
populations d'insectes par exemple), le système de culture et la
filière agricole dans son ensemble. Si le Burkina venait à produire des
cultures OGM et que l'Union européenne refusait de les lui acheter,
quelles en seraient les conséquences ? En Afrique, les parcelles sont
de petite taille, ce qui pose des problèmes accrus concernant les
risques de contamination entre cultures OGM et non-OGM, mais peut
également contribuer à prévenir l'apparition de résistance au caractère
transféré. Les conditions climatiques sont également différentes. Dans
le cadre d'une collaboration avec l'université de Pretoria en Afrique
du Sud, le Cirad a observé que les cotonniers transgéniques ne
produisaient pas les résultats espérés lorsqu'ils étaient soumis à un
stress hydrique. Enfin, l'impact des OGM sur le revenu global de
l'exploitant et, à terme, de la filière n'a pas été évalué. Au Mali, de
nombreux producteurs affirment que le coton Bt, résistant aux insectes,
ne les intéresse pas, car ils utilisent beaucoup moins de pesticides
que les Américains (le système de rotation des cultures d'une année sur
l'autre limite la création de résistances). Mais, comme le souligne un
agronome français, « disent-ils cela parce qu'ils vendent le kilo de
coton à 210 F CFA, un prix très élevé par rapport à la sous-région et
qui contribue d'ailleurs à créer un déficit prévisionnel de 70
milliards de F CFA dans les comptes de la société publique qui gère le
secteur ? Diraient-ils la même chose s'ils vendaient le kilo à 190 F
CFA comme au Burkina ? » Tout cela doit être rigoureusement étudié. À
cette fin, le Cirad et ses partenaires réfléchissent à la création
d'une plateforme régionale sur les biotechnologies pour l'Afrique de
l'Ouest et centrale afin d'encourager la production et le transfert de
connaissances en la matière.
Enfin, la dernière, et peut-être la principale question que posent les
OGM en Afrique concerne le « brevetage du vivant », c'est-à-dire
l'appropriation par le secteur privé du patrimoine variétal africain.
Si l'identification d'un gène ou d'une séquence génétique est
considérée comme une découverte (c'est-à-dire non brevetable), la mise
en évidence de sa fonction (l'introduction réussie du nouveau gène) est
considérée comme une invention et permet, à ce titre, le dépôt d'un
brevet. Ainsi, chaque OGM est « breveté » et nombre de pays du Sud
craignent une « confiscation du vivant » par les pays du Nord, ou plus
exactement par leurs multinationales. Certaines innovations
biotechnologiques mises au point dans les pays industrialisés sont
issues de ressources naturelles situées dans les pays en développement,
d'où une revendication de partage des avantages. Il est indispensable
que les pays africains « réussissent à faire reconnaitre leurs droits
sur des variétés qu'ils ont sélectionnées au fil du temps », insiste
Jacques Pagès, qui émet la possibilité de la reconnaissance « d'un
droit de propriété à l'échelle de plusieurs pays africains ». Une idée
que défend le ministre malien de l'Agriculture, Seydou Traoré, en
insistant sur la nécessité pour les pays africains de se serrer les
coudes, notamment lors des négociations avec les firmes
biotechnologiques. « Seul, le Mali n'a aucun poids face à ces sociétés,
mais si les pays de la Communauté économique des États de l'Afrique de
l'Ouest [Cedeao] sont solidaires, alors le rapport de force est
différent. » Là est peut-être le principal enjeu des années à venir.
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