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Prenez la peine de lire ce
long texte de Daniel Quinn et de découvrir son oeuvre.
Auteur de
" Ishmaël " et de " Professeur cherchant élève désirant sauver le monde "
(Éditions. J'ai lu),
Disponible sur le site :
http://www.ishmael.com
Traduction de Geneviève Lebouteux
Daniel Quinn parle de ce texte comme:
" Une expression concise du message de base de tous mes livres "
"En 1995, j'ai été invité par une école d'Albuquerque (Nouveau Mexique) qui
avait choisi d'étudier Ishmaël comme livre de l'année. On m'a demandé de
rencontrer un groupe de professionnels de santé de haut niveau, les
responsables de départements du " Presbyterian Health Care Services " qui
fonctionne comme un système régional d'hospitalisation. J'ai accepté
l'invitation mais je me demandais bien ce que je pourrais leur dire qui
relève de leurs problématiques professionnelles. Je ne connais rien aux
hôpitaux, ni aux systèmes de santé, ni aux professions médicales. Je ne
regarde même pas "
Urgences ".
Quand je m'assis avec eux - une vingtaine d'hommes et de femmes - j'ai
réalisé qu'ils avaient été profondément remués par mon livre. Mais aucun
d'entre eux ne pouvait vraiment expliquer pourquoi ce que disait ce livre
était pertinent pour eux, dans leur activité professionnelle. Je pense que
ce qui est vraiment ressorti de cet échange était que la lecture d'Ishmaël
les avait changés, eux, simplement en tant qu'êtres humains, et qu'ils
essayaient d'imaginer comment ce changement pourrait ou devrait les
transformer en tant que professionnels de la santé.
J'ai peur de n'avoir pas été de grand secours mais je crois que je ne dois
pas m'en excuser. Je n'avais aucun moyen de connaître en quoi leurs vies
professionnelles avaient besoin d'être changées ; ils étaient les seuls à
pouvoir le savoir.
J'ai eu une expérience similaire un an plus tard quand on m'a demandé de
parler à la conférence annuelle des cadres de la branche conception et
production des revêtements de sols d'espaces commerciaux. Ne riez pas. C'est
une industrie qui brasse des milliards de dollars - et une industrie qui
était à cette époque terriblement polluante, énormément consommatrice
d'espace, totalement dépendante et extrêmement gaspilleuse de ressources non
renouvelables (surtout de pétrole).
Eux aussi avaient été profondément transformés par mon livre, mais la
comparaison entre les deux groupes s'arrête là. Ces personnes n'avaient
aucun doute sur la façon de traduire ces changements personnels en
changements dans leur vie professionnelle. Heureusement car bien sûr je
n'aurais pu leur être d'aucune utilité. Ils savaient ce qu'ils devaient
changer et ils avaient déjà mis en place une longue série d'objectifs qui
avaient non seulement transformé leur industrie mais obligé des industries
proches à changer également. Pour maintenir sa position dans cette
industrie, des géants comme DuPont ont été littéralement forcés à commencer
à réfléchir d'une façon différente, eux aussi.
Si on m'avait demandé de m'adresser à un groupe de conseillers en
investissements ou à des ingénieurs chimistes ou à des cadres d'une
compagnie d'aviation - et je n'aurais exclu aucun d'entre eux - cela aurait
été la même chose. Ma tâche n'aurait pas été de leur dire quels changements
ils ont à faire dans leur vies professionnelles, parce que je ne connais
rien aux investissements, ni au métier d'ingénieur chimiste, ni au
management d'une compagnie d'aviation.
Avec chaque groupe, peu importe l'objectif ou la profession qui le fédère,
ma tâche est la même : renvoyer les gens chez eux avec une nouvelle façon de
voir, plus profonde, concernant le problème qui nous rassemble TOUS, tous
les humains, quelque soit nos activités - et ce problème est rien moins que
la survie de notre espèce.
Les gens me demandent souvent si j'ai quelque espoir pour notre survie. Ce
qu'ils veulent vraiment savoir, bien sûr, c'est si je peux leur donner, à
eux, quelques raisons d'espérer.
J'ai de l'espoir, parce que je suis certain que quelque chose
d'extraordinaire va se produire à votre époque - dans la vie de ceux d'entre
vous qui ont une trentaine ou une quarantaine d'années de moins que moi. Je
parle de quelque chose de beaucoup plus extraordinaire que ce qui s'est
produit dans MON époque, qui inclut la naissance de la télévision,
l'éclatement de l'atome, le voyage dans l'espace et la communication
globale, instantanée via internet. Je parle de quelque chose de VRAIMENT
extraordinaire.
Au cours de votre époque, les individus de notre culture vont imaginer
comment vivre de façon soutenable sur cette planète - ou ils ne le feront
pas. De toutes les façons, ce sera certainement extraordinaire. Si ils
imaginent comment vivre d'une façon soutenable ici, alors l'humanité pourra
voir quelque chose qu'elle ne peut pas voir actuellement : un futur qui se
déploie en un futur non limité. Si ils ne l'imaginent pas, alors j'ai peur
que l'espèce humaine prenne sa place parmi les espèces en voie de
disparition, celles que nous poussons à l'extinction, ici, chaque jour - il
y en a 200 - chaque jour.
Vous n'avez pas besoin d'être polytechnicien pour comprendre la situation.
Les professionnels qui prévoient la croissance démographique sont d'accord
pour dire que la population humaine va croitre jusqu'à dix milliards à la
fin de ce siècle. Ce ne sont pas les pessimistes qui l'affirment. C'est une
estimation très prudente, récemment reprise par les Nations Unies.
Malheureusement, la plupart des gens qui font ces prévisions ont l'air de
penser que c'est supportable et sans problème.
Voici pourquoi ça ne l'est pas.
C'est évident que cela coute beaucoup d'argent et d'énergie de produire
toute la nourriture dont nous avons besoin pour maintenir notre population à
six milliards. Mais il y a un cout additionnel, caché, qui doit être compté
en " formes de vie ". De façon globale, pour maintenir la biomasse que nous
représentons à six milliards d'individus, nous devons dévorer 200 espèces
par jour - en plus de toute la nourriture que nous produisons d'une façon
ordinaire. Nous avons besoin de ces 200 espèces pour maintenir cette
biomasse, la biomasse qui est en nous. Et quand nous avons avalé ces 200
espèces, elles sont parties. Eteintes. Disparues à jamais.
En d'autres termes, maintenir une population à six milliards d'individus
coute au monde 200 espèces par jour. Si c'était quelque chose qui pourrait
s'arrêter la semaine prochaine ou le mois prochain, ça pourrait aller. Mais
malheureusement ce n'est pas le cas. C'est quelque chose qui va se produire
chaque jour, jour après jour après jour - et c'est ce qui le rend non
soutenable, par définition. Cette forme de destruction cataclysmique ne peut
pas être soutenable.
L'extraordinaire qui va se produire dans les deux ou trois prochaines
décennies ce n'est pas que la race humaine va s'éteindre. L'extraordinaire
qui va se produire dans les deux ou trois prochaines décennies c'est qu'une
grande seconde renaissance va arriver. Une grande et stupéfiante
renaissance.
Rien moins que ce qui va nous sauver.
La première Renaissance, celle dont on vous parle dans les livres
d'histoire, a été comprise comme la renaissance de la conscience et de la
sensibilité classique. Cela pouvait difficilement être compris à l'époque
comme ce que cela fut en réalité : le début d'une ère historique entièrement
nouvelle.
Des idées médiévales fondamentales ont été abandonnées à la Renaissance,
mais elles n'ont pas été remplacées par des idées qui auraient eu du sens
auprès des penseurs traditionnels. Au contraire, elles ont été remplacées
par des idées entièrement nouvelles - des idées qui n'auraient eu AUCUN sens
pour les penseurs du Moyen-Age. C'étaient des idées qui avaient un sens pour
nous. En fait, ces idées ont toujours du sens pour nous.
La Renaissance (et en fait aussi le monde moderne) s'est produite parce que
durant les 14e, 15e et 16e siècles, les idées complexes et interdépendantes
du Moyen-Age ont rencontré un défi. La pièce majeure de la complexité de la
situation avait trait aux moyens pour accroitre les connaissances. Pendant
le Moyen-Age, on croyait que la raison et l'autorité étaient les moyens
principaux d'acquisition de connaissances. Par exemple, cela paraissait tout
à fait raisonnable de supposer que la Terre était un objet stationnaire
autour duquel le reste de l'univers tournait.
C'était raisonnable - et cela avait été affirmé par une autorité reconnue,
le grand astronome du 2e siècle, Ptolémée. De même, il semblait tout à fait
raisonnable de supposer que les objets lourds tombaient sur la terre plus
vite que les objets légers - et cela avait été affirmé par une autre
autorité reconnue, le génial mathématicien Aristote.
Mais pendant la Renaissance, la raison et l'autorité ont été renversées en
tant que voies du savoir et remplacées par. l'observation et
l'expérimentation. Sans ce changement, la science que nous connaissons
aujourd'hui n'aurait jamais vu le jour et la révolution industrielle
n'aurait pas eu lieu.
Au Moyen-Age, on était certain que notre relation avec Dieu était une
affaire collective et que seule l'Eglise Catholique Romaine avait le pouvoir
de la négocier. Pendant la Renaissance, cette façon de voir a été
concurrencée par une toute nouvelle vision des choses, dans laquelle notre
relation avec Dieu était une histoire individuelle que chacun de nous
pouvait négocier avec Dieu, indépendamment. Dans cette nouvelle façon de
voir sont nées le culte et la sanctification de l'individu que nous
considérons comme normales de nos jours. Nous nous considérons tous comme
valables individuellement et potentiellement fantastiquement puissants -
d'une façon qui aurait estomaqué les gens du Moyen-Age.
Pendant le Moyen-Age, on croyait que l'univers avait été créé comme un objet
fini, seulement quelques milliers d'années plus tôt. Il était fixe, fini et
aussi bien connu qu'il était nécessaire. A la Renaissance, au contraire, on
a commencé à percevoir l'univers d'une tout autre façon : dynamique, infini,
et largement inconnu. C'est ce changement dans les pensées qui a amené non
seulement la grande période des explorations mais aussi la grande ère des
investigations scientifiques qui a suivi et qui se poursuit aujourd'hui.
Tout cela paraît évident de nos jours. Objectivement, le Moyen-Age ne
pouvait pas durer éternellement. Evidemment, les choses devaient changer.
Mais cela n'était pas du tout évident pour les gens du Moyen-Age. Pour eux,
les façons médiévales de penser et de vivre dureraient toujours.
Nous pensons exactement la même chose.
Comme les gens du Moyen-Age, nous sommes absolument certains que les gens
vont continuer à penser de la façon dont ils pensent pour toujours, et que
les gens vont toujours continuer à vivre de la même façon.
Au Moyen-Age les gens pensaient de cette façon parce que cela leur
paraissait impossible que l'on puisse penser d'une autre façon. De quelle
autre façon les gens peuvent-ils penser à part de la façon dont ils pensent
? Pour eux, l'histoire de la pensée est arrivée à son terme avec eux. Bien
sûr, cela nous fait sourire - mais, en fait, nous pensons exactement la même
chose. Nous aussi nous croyons que l'histoire de la pensée s'est achevée
avec nous.
Et bien, nous ferions mieux d'espérer que nous nous trompons sur ce point,
parce que si l'histoire de la pensée s'est achevée avec nous, nous sommes
condamnés.
S'il reste des gens dans 200 ans, ils ne vivront pas de la façon qui est la
nôtre aujourd'hui. Je peux le prédire avec confiance parce que si les gens
continuent à vivre de notre façon, il n'y aura plus aucun humain ici dans
200 ans.
Mais que pouvons nous réellement changer à notre façon de penser ? Cela nous
paraît évident que tout ce que nous pensons est exactement ce que nous
devons penser.
Les gens du Moyen-Age pensaient exactement la même chose.
Même si plusieurs idées fondamentales du Moyen-Age ont disparu pendant la
Renaissance, toutes les idées fondamentales n'ont pas disparu. L'une de
celles qui sont restées - et elle reste encore aujourd'hui - est l'idée que
les humains sont fondamentalement et irrévocablement défectueux. Nous
regardons le monde autour de nous et nous trouvons que les tortues ne sont
pas défectueuses, que les coqs ne sont pas défectueux, que les jonquilles ne
sont pas défectueuses, que les moustiques ne sont pas défectueux, que les
saumons ne sont pas défectueux - en fait, aucune des innombrables espèces
dans le monde n'est défectueuse, à part nous. Cela n'a pas de sens, mais
cette idée a brillamment passé les tests médiévaux de connaissance. Elle est
raisonnable - et elle est certainement affirmée par l'autorité. C'est
raisonnable parce que cela nous fournit une excuse dont nous avons
terriblement besoin. Nous sommes en train de détruire le monde - de le
dévorer vivant - mais ce n'est pas de notre faute. C'est la faute à la
nature humaine. Nous sommes simplement mal faits, alors à quoi d'autre
pouvons-nous nous attendre ?
Une autre idée fondamentale qui a survécu au Moyen-Age est celle selon
laquelle nous vivons de la façon dont nous sommes censés vivre. Et bien, mon
Dieu, c'est tellement évident que nous n'avons même pas besoin de le dire.
Nous vivons de la façon dont les humains sont censés vivre depuis le
commencement des temps. Le fait que nous ayons commencé à vivre de cette
façon seulement très récemment n'a rien à voir. En fait, cela nous a pris
trois millions d'années pour y parvenir. Cela ne change rien au fait qu'il
s'agit de la façon dont nous sommes censés vivre depuis le commencement des
temps. Et le fait que cette manière de vivre rend le monde inhabitable pour
notre propre espèce, cela non plus n'a rien à voir. Même si nous détruisons
le monde et nous-mêmes avec, notre façon de vivre est toujours celle que
nous sommes censés vivre depuis le commencement des temps.
En fait, ces deux survivances médiévales sont relativement bénignes.
Stupides mais inoffensives. Une autre idée survivante est par contre
absolument ni bénigne ni inoffensive. Loin d'être bénigne ou inoffensive,
c'est l'idée la plus dangereuse de l'existence. Et non seulement c'est
l'idée la plus dangereuse de l'existence, c'est aussi la chose la plus
dangereuse de l'existence - plus dangereuse que tous nos armements
nucléaires, plus dangereuse que la guerre biologique, plus dangereuse que
tous les polluants que nous envoyons dans l'air, dans l'eau et sur la terre.
Apparemment, elle a l'air plutôt inoffensive. Vous pouvez l'entendre et dire
: " Ah bon, c'est tout ? " Elle est plutôt simple aussi. La voici : " Les
humains appartiennent à un ordre de l'existant qui est séparé du reste du
monde vivant ". Il y a nous et puis il y a la nature. Il y a les humains et
puis il y a l'environnement des humains.
Je suis sûr que c'est difficile de croire que quelque chose qui semble si
innocent à entendre puisse être quelque peu dangereux et encore plus
difficile de croire que cela puisse être aussi dangereux que je l'ai
affirmé.
Comme je l'ai dit, il est aujourd'hui prouvé que de très nombreuses espèces
disparaissent -200 chaque jour - du fait de notre impact sur le monde. Les
gens accueillent cette effroyable information très calmement. Ils ne hurlent
pas. Ils ne tombent pas en syncope. Ils ne voient pas de quoi s'exciter
là-dessus parce qu'ils croient fermement que les humains appartiennent à un
ordre de l'existant qui est séparé du reste du monde vivant. Ils y croient
aussi fermement au XXIe siècle qu'ils y croyaient au Xe siècle.
Et bien, 200 espèces disparaissent chaque jour. Ce n'est pas un problème,
parce que ces espèces sont quelque part, ailleurs. Ces 200 espèces ne sont
pas ici. Elles ne sont pas nous. Elles n'ont rien à voir avec nous, parce
que les humains appartiennent à un ordre de l'existant qui est séparé du
reste du monde vivant.
Ces 200 espèces sont quelque part dans l'environnement. Bien sûr, c'est
dommage pour l'environnement si elles disparaissent, mais cela n'a rien à
voir avec nous. L'environnement est ailleurs, souffrant, pendant que nous,
nous sommes ici, sains et saufs. Bien sûr, nous devrions essayer de prendre
soin de l'environnement, et c'est désolant, ces 200 extinctions - mais cela
n'a rien à voir avec nous.
Mesdames et Messieurs, si les gens continuent à penser de cette façon,
l'humanité va s'éteindre. Voilà à quel point cette idée est dangereuse.
Voilà pourquoi.
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Ces 200 espèces. pourquoi au fond
disparaissent-elles ? Est-ce seulement parce qu'elles se retrouvent sans air
ou sans eau ou sans espace ou sans je ne sais quoi ? Non, ces 200 espèces
disparaissent parce qu'elles possèdent quelque chose dont nous avons besoin.
Nous avons besoin de leur biomasse. Nous avons besoin de la matière vivante
dont elles sont faites. Nous avons besoin de leur biomasse afin de maintenir
notre biomasse. Voilà comment ça fonctionne. Allez au Brésil, procurez-vous
un grosse part de forêt humide et coupez ou brulez tout ce qui s'y trouve.
Maintenant amenez un troupeau de vaches pour paître à cet endroit. Ou
plantez des patates ou des ananas ou des haricots rouges. Toute la biomasse
qui existait précédemment sous la forme d'oiseaux, d'insectes et de
mammifères qui vivaient dans cette partie de forêt humide est maintenant
transformée en vaches, patates, ananas ou haricots rouges - c'est-à-dire en
nourriture pour nous.
Nous avons besoin de faire disparaitre ces 200 espèces chaque jour pour
maintenir la biomasse de six milliards d'individus. Ce n'est pas un
accident. Ce n'est pas un peu de négligence de notre part. De façon à
maintenir notre population de six milliards (et surtout le niveau de vie de
15 % d'entre eux, NDLT), nous avons besoin de la biomasse de 200 espèces
chaque jour. Nous sommes littéralement en train de transformer ces 200
espèces en chair humaine.
Mais beaucoup trop de gens - la plupart je crains - ont tendance à penser "
Et bien, quoi ? Les humains appartiennent à un ordre de l'existant qui est
séparé du reste du monde vivant. A partir du moment où nous sommes séparés,
nous nous en fichons de savoir combien d'espèces nous détruisons - et
puisque de toutes façons, nous leur sommes supérieurs, en fait, nous faisons
évoluer le monde en les éliminant ! "
Nous sommes comme des gens qui
habitent en haut d'un grand immeuble de briques. Tous les jours, nous avons
besoin de 200 briques pour maintenir nos murs, alors nous descendons
l'escalier nous retirons 200 briques des murs d'en dessous et nous les
montons en haut pour notre propre usage. Tous les jours. Tous les jours nous
descendons et prenons 200 briques des murs qui tiennent l'immeuble dans
lequel nous vivons. Soixante-dix mille briques chaque année, année après
année après année.
J'espère que c'est évident que ce n'est pas là une attitude soutenable pour
maintenir un immeuble de briques. Un jour, tôt ou tard, il va s'effondrer,
et alors l'appartement du haut dégringolera avec tout le reste.
Faire disparaitre 200 espèces chaque jour est de même une façon non
soutenable de maintenir la communauté du vivant. Même si nous sommes dans un
certain sens en haut de cette communauté, un jour, tôt ou tard, elle va
s'écrouler et quand cela arrivera, le fait d'être en haut ne nous aidera
pas. Nous dégringolerons avec tout le reste.
Ce serait différent, bien sûr, si ces 200 extinctions par jour n'étaient que
quelque chose de temporaire. Ce n'est pas le cas. Et la raison pour laquelle
ça ne l'est pas est que, aussi malins que nous soyons, nous ne pouvons pas
augmenter la quantité de biomasse existant sur cette planète. Nous ne
pouvons pas augmenter la quantité de terre et d'eau qui supportent la vie,
et nous ne pouvons pas augmenter la quantité de lumière du soleil qui tombe
sur cette terre et cette eau. Nous pouvons diminuer la quantité de biomasse
existant sur la planète (par exemple en rendant la terre stérile ou en
empoisonnant l'eau), mais nous ne pouvons pas l'accroitre.
Tout ce que nous pouvons faire c'est de transférer cette biomasse d'un
groupe d'espèces à un autre - et c'est ce que nous faisons. Nous transférons
systématiquement la biomasse des espèces qui nous importent peu à celle des
espèces qui nous importent : vaches, poulets, maïs, haricots, tomates, etc.
Nous sommes en train de détruire systématiquement la biodiversité du monde
vivant pour nous entretenir, autrement dit, nous sommes en train de détruire
systématiquement l'infrastructure qui nous maintient en vie.
Les prévisions les plus sérieuses annoncent que notre population va
atteindre 10 milliards d'individus avant la fin de ce siècle - et les gens
accueillent cette information à vous faire dresser les cheveux sur la tête,
très calmement. Personne ne hurle. Personne ne s'évanouit. Les gens sont
aussi peu troublés par cette population qui s'accroît comme des champignons
que par ces 200 extinctions d'espèces quotidiennes. Il n'y a pas de quoi
s'énerver parce qu'ils croient fermement que les humains appartiennent à un
ordre de l'existant qui est séparé du reste du monde vivant. Ils ne voient
pas que la vitesse des extinctions va s'accroitre en lien avec
l'accroissement de notre population - et probablement de façon
exponentielle. Cela parce que lorsque nous faisons disparaitre une espèce,
nous ne gagnons pas 100 % de sa biomasse. Une grande partie de cette
biomasse est simplement perdue, contribuant à la désertification de la
planète. Au milieu du siècle, si notre population a effectivement atteint 10
milliards, alors le nombre d'extinctions sera de mille ou dix mille par jour
(le nombre est pour l'instant incalculable).
S'il reste des humains sur terre dans 200 ans, ils sauront que l'humanité
n'appartient pas à un ordre de l'existant séparé du reste du monde vivant.
Ils le sauront d'une façon aussi certaine que nous savons que la Terre
tourne autour du soleil. Je peux le prédire avec confiance, parce que si les
gens continuaient à penser que nous appartenons à un ordre de l'existant
séparé, alors il n'y aurait plus d'humains sur terre dans 200 ans.
Ce que beaucoup souhaitent que je fasse (et ce que moi-même j'aimerais
pouvoir faire) c'est de décrire comment les gens vivront sur terre dans 200
ans - s'il y en a toujours. Tout ce que je peux vous dire c'est comment ils
ne vivront pas : ils ne vivrons pas comme nous vivons. Pourquoi ne puis-je
vous dire de quelle façon ils vivront ? la réponse : parce que personne ne
peut vous le dire.
Vous pouvez le comprendre en replaçant cette question au Moyen-Age. Vous
pouviez très bien avoir été capable de convaincre Roger Bacon que les gens
vivraient différemment 300 ans plus tard mais qui aurait pu prédire l'âge
des découvertes, la rébellion contre l'oppression féodale, la révolution
industrielle, l'émergence du pouvoir de la bourgeoisie capitaliste, etc. ?
S'attendre à de telles choses aurait été absurde.
On pourrait dire que si le Moyen-Age avait été capable de prédire la
Renaissance, alors il aurait été la Renaissance.
L'évolution de la société est chaotique, de façon inhérente - ce qui est une
autre façon de dire qu'elle est non prédictible, de façon inhérente. Cela
est vrai, même dans des périodes relativement stables. Considérez le fait
que tous les bureaux d'études du monde ont été surpris par l'effondrement de
l'Union Soviétique qui, les jours précédents, était aussi stable que la
Grande Bretagne ou les Etats-Unis.
Et si l'évolution de la société est chaotique, même dans les périodes
stables, alors elle le deviendra encore plus dans les temps à venir, quand
les gens vont soit commencer à voir les choses différemment, soit commencer
à disparaitre.
Bien sûr, je comprends pourquoi les gens veulent avoir une description de la
vie soutenable du futur. Ils pensent que cela leur permettrait d'adopter ce
mode de vie soutenable, maintenant, aujourd'hui. Mais les changements de
société ne se font pas de cette façon, les changements technologiques non
plus. Cela aurait été inutile de montrer à Charles Babbage un circuit
imprimé ou de montrer à Thomas Edison un transistor. Ils n'auraient rien pu
faire de ces choses à leur époque - et ils ne pourraient rien faire
aujourd'hui de la description d'une vie dans cent ans. Le futur n'est pas
quelque chose qui peut se planifier cent ans à l'avance - ou même dix ans à
l'avance. Le Reich de mille ans d'Adolph Hitler n'a même pas duré mille
semaines. Il n'y a jamais eu de plan pour le futur et il n'y en aura jamais.
Néanmoins, je peux vous dire avec une totale confiance que quelque chose
d'extraordinaire va arriver dans les deux ou trois prochaines décades. Les
gens de notre culture vont découvrir comment vivre de façon soutenable - ou
ils ne le feront pas. Dans les deux cas de figure, cela va certainement être
extraordinaire.
Le fait que je ne puisse pas vous donner plus d'indications pour le futur ne
signifie pas que vous soyez semblables à de petits morceaux de liège perdus,
livrés à la marée de l'histoire. Chacun de vous est à peu près dans la
situation dans laquelle se trouvait Galilée quand on lui a intimé l'ordre de
la fermer à propos de la terre qui tourne autour du soleil. Pour les
messieurs de l'inquisition catholique romaine, le mouvement de la terre
autour du soleil était un mensonge inique qu'ils devaient supprimer - et
pouvaient supprimer. Mais quand il a quitté son procès, on a entendu Galilée
murmurer " de toutes façons, elle tourne ! "
Etonnamment, il est resté peu de doutes sur le sujet. Le futur de l'humanité
ne dépendait pas du fait de détruire l'image médiévale du système solaire.
Mais le futur de l'humanité aujourd'hui dépend de la destruction de l'image
mentale médiévale de la relation de l'humanité avec le monde vivant sur
cette planète.
Galilée ne savait pas que des gens connaîtraient un jour les voyages dans
l'espace, mais il savait qu'ils reconnaîtraient un jour que la terre tourne
autour du soleil. Nous ne savons pas comment les gens vivront sur terre dans
200 ans, mais nous savons que si des humains sont encore vivants sur terre
dans 200 ans, ils reconnaîtront que nous faisons partie de la communauté des
vivants - et que nous en sommes parfaitement dépendants - tout comme les
lézards, les papillons, les requins, les lombrics, les blaireaux et les
bananiers.
Les gens ne veulent pas plus de la même chose. Pourtant, assez curieusement,
quand ils me demandent ce qui sauvera le monde, ils veulent entendre plus de
la même chose - quelque chose de familier, quelque chose de reconnaissable.
Ils veulent entendre parler d'insurrection ou d'anarchie ou de lois plus
sévères. Mais rien de tout cela ne nous sauvera - je le regrette. Ce que
nous devons avoir (et rien de moins) c'est un monde entier plein de gens
avec des mentalités changées. Des scientifiques avec des mentalités
changées, des industriels avec des mentalités changées, des instituteurs
avec des mentalités changées, des politiciens avec des mentalités changées -
même si ils seront les derniers bien sûr. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas
les attendre ni attendre d'eux qu'ils nous guident vers une nouvelle ère.
Leurs mentalités ne changeront pas avant que celles de leurs concitoyens ne
changent. Gorbatchev n'a pas créé le changement des mentalités ; les
mentalités changées ont créé Gorbatchev.
Changer les mentalités des gens est quelque chose que nous pouvons tous
accomplir, où que nous soyons, qui que nous soyons, quel que soit le type de
travail que nous faisons. Changer les mentalités peut ne pas avoir l'air
d'un défi très dramatique ou très excitant, mais c'est de ce défi que dépend
le futur de l'humanité.
C'est de ce défi que dépend votre futur."
http://homepage.mac.com/
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Daniel Quinn né en 1935 à Omaha (Nebraska), est un écrivain américain
surtout connu pour son roman Ishmael (1992), qui a gagné le prix Turner
Tomorrow Fellowship Award en 1991.
Éco-philosophe et futurologue, il a inspiré des mouvements se réclamant de
l'Anarchisme vert et pose quelques questions fondamentales sur la nature
animale de l'homme et les conceptions ambiguës de nature et de culture. Ses
ouvrages sont des fictions proposant une relecture de l'ethnologie moderne
inspirée des travaux de Claude Levi-Strauss et une version corrigée des
arguments démographiques de Thomas Malthus. Souvent interprété comme un
essayiste de l'Anarcho-primitivisme, il oppose cultivateurs et
chasseurs-cueilleurs sans leur donner raison pour autant.
Daniel Quinn étudia à l'Université Saint-Louis dans le Missouri, à
l'Université de Vienne, en Autriche, et à l'Université Loyola de Chicago, où
il a obtenu un bachelor's degree en Anglais, mention assez bien, en 1957.
En 1975, il abandonne sa carrière d'éditeur pour devenir écrivain freelance.
Quinn est surtout connu pour son livre Ishmael (1992), qui a gagné le prix
Turner Tomorrow Fellowship Award en 1991. Ce prix fut crée afin d'encourager
les auteurs à rechercher "des solutions créatives et positives aux problèmes
mondiaux". Ishmael est le premier livre d'une trilogie qui inclut l'oeuvre
The Story of B (qui à priori n'a jamais été édité en français), et
Professeur cherche élève ayant désir de sauver le monde. Le film Instinct
(1999) s'est largement inspiré de cette histoire.
Ishmael et ses suites ont rendu Quinn de plus en plus célèbre tout au long
des années 90, et il devint un auteur très connu d'une partie de
l'écologisme, de la simplicité volontaire, du mouvement arnachiste et de l'anarcho-primitivisme.
Quinn a beaucoup voyagé pour assister à des conférences et des discussions
autour de ses livres. Depuis 2006, il voyagerais moins fréquemment (peut
être à cause de problèmes de santé).
Alors que l'accueil d'Ishmael fut globalement trés positif, Quinn suscita la
polémique lorsqu'il affirma que tant que l'augmentation de la population est
proportionnelle à l'approvisionnement en nourriture, l'aide à la nourriture
vers les nations qui s'appauvrissent ne fait que remettre simplement à plus
tard et aggrave de manière dramatique une crise massive environnementale et
sociale.
Quinn vit actuellement à Houston au Texas avec sa femme Rennie.
http://fr.wikipedia.org/

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