Le Monde Diplomatique Août 2000
Pokémon
Qui ne connaît
Pokémon ? A la fois jeu
vidéo sur Game Boy de Nintendo, dessin animé et jeu de cartes à collectionner, Pokémon
et sa myriade de sous-produits marchandisés ont envahi le monde à la vitesse de
l'éclair.
Formé de la contraction des
mots pocket monster (monstre de poche), le terme Pokémon désigne des sortes d'elfes
transgéniques, des lutins de l'ère biotech, des «créatures qui vivent dans les
herbes, les fourrés, les bois, les cavernes, les lacs (1)».
Il y en a 150 différents. Ils sont tous uniques, avec leur propre caractère génétique.
Certains sont très rares, d'autres difficiles à attraper. Le jeu consiste à s'emparer
des Pokémon. Après les avoir capturés, il faut les domestiquer, les entraîner, pour
qu'ils opèrent une mutation d'espèce. Ils peuvent alors changer d'aspect, se
métamorphoser, bref, « évoluer » (c'est ce concept darwinien qui est utilisé dans le
jeu), et avoir de nouvelles aptitudes, plus de pouvoirs...
A l'heure de la révolution
des biotechnologies, du clonage et de l'invasion des organismes génétiquement modifiés
(OGM), est-il étonnant que cette épopée de « mutants gentils » fascine les enfants ?
Les capacités
d'intervention sur le patrimoine génétique ne cessent de croitre. Et la production
d'animaux transgéniques, le clonage, le séquençage du génome humain, la thérapie
génique, la brevetabilité du vivant, le dépistage génétique des maladies
héréditaires et l'utilisation de tests génétiques soulèvent de sourdes inquiétudes (2).
On se souvient que, dès les
années 60 et 70, aux Etats-Unis, des chercheurs comme le docteur José Delgado, l'un des
plus chauds partisans du contrôle de l'esprit en vue d'arriver à une « société
psycho-civilisée », affirmaient que la question philosophique centrale n'était plus : «
Qu'est-ce que l'homme ? », mais : « Quel genre d'homme devons-nous fabriquer ? »
Le professeur Marvin Minsky,
l'un des pères de l'ordinateur, a pronostiqué : « En 2035, l'équivalent
électronique du cerveau, grâce à la nanotechnologie, sera peut-être plus petit que le
bout de votre doigt. Cela signifie que vous pourrez avoir, à l'intérieur de votre
crâne, tout l'espace que vous voudrez pour y implanter des systèmes et des mémoires
additionnels. Alors, petit à petit, vous pourrez apprendre davantage chaque année,
ajouter de nouveaux types de perceptions, de nouveaux modes de raisonnement, de nouvelles
façons de penser et d'imaginer (3).
»
L'Américain Francis
Fukuyama n'a-t-il pas soutenu que, « d'ici les deux prochaines générations, les
biotechnologies nous donneront les outils qui nous permettront d'accomplir ce que les
spécialistes d'ingénierie sociale n'ont pas réussi à faire. A ce stade, nous en aurons
définitivement terminé avec l'histoire humaine, parce que nous aurons aboli les êtres
humains en tant que tels. Alors commencera une nouvelle histoire, au-delà de l'humain
(4)
» ?
Depuis le clonage de la
brebis Dolly, en février 1997, on sait que celui de l'homme est à portée d'éprouvette.
La science a dépassé la fiction dans la mesure où elle fait plus fort que le «
procédé Bokanosky », imaginé par Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes. Car
Dolly ne résulte d'aucune fécondation : son embryon a été créé par simple fusion du
noyau d'une cellule adulte avec l'ovule énucléé d'une brebis porteuse. On a cloné,
depuis, des souris à Hawaï, des moutons en Nouvelle-Zélande et au Japon, des chèvres
en Amérique du Nord, etc. Dès 1998, la revue scientifique britannique The Lancet estimait
que, malgré les mises en garde morales et mondiales, la création d'êtres humains par
clonage était devenue « inévitable », et elle appelait la communauté médicale
à « l'admettre dès maintenant ».
C'est dans cet esprit que
les médias ont annoncé la naissance d'une nouvelle ère le 26 juin 2000, date du
décryptage des quelque trois milliards de paires de bases, enchaînées le long des
vingt-trois chromosomes qui composent notre patrimoine héréditaire. Cela va permettre le
séquençage des gènes impliqués dans des maladies. Potentiellement, les bénéfices
pour l'humanité sont énormes, l'identification d'un gène responsable d'une maladie
héréditaire ouvrant la voie à la découverte d'un possible traitement et à sa
guérison.
Mais on est loin d'avoir
pris l'exacte mesure des conséquences de cette découverte, qui peut déboucher sur de
dangereuses dérives. La génétique permet désormais à l'homme de procéder, comme
jamais, à « une appropriation sauvage du monde, la version moderne de l'esclavagisme
ou de la mise en coupe des ressources naturelles, comme l'ont montré les entreprises
coloniales (5)
». Car breveter des gènes revient à privatiser un patrimoine commun de
l'humanité. Et vendre l'information à l'industrie pharmaceutique - qui la réserverait
à quelques privilégiés - risque de transformer cette avancée scientifique majeure en
nouvelle source de discrimination (6).
De surcroît, l'ingénierie
génétique préfigure un eugénisme de type nouveau ouvrant sur une sorte de
transhumanité. Ne voit-on pas là resurgir le fantasme de l'« enfant parfait »,
sélectionné en fonction de l'excellence de son code génétique ?
Nos sociétés osent à
peine se l'avouer. Une indicible frayeur commence à les hanter : l'espèce humaine
va-t-elle faire l'objet d'un usinage en règle ? Avec recours massif aux biotechnologies
lourdes ? Pour fabriquer des Pokémon humains ou transhumains ? Allons-nous vers une
invasion des HGM : des hommes génétiquement modifiés... ?
IGNACIO RAMONET (Le Monde
Diplomatique)
Merci à Philippe Onda ponda(at)chpg.mc pour sa contribution.
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/08/RAMONET/pokemon.html
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